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Le créateur pugiliste

par Serge Villandré

"Quand je peins à l’encaustique, j’entreprends une lutte, je livre un combat avec le tableau".
Chaque tableau de Sébastian Maltais est sculpté, façonné, forgé, extirpé du néant, mis au monde avec toute la douleur physique et psychique que cette création nécessite et occasionne. L’épanouissement de la création donne lieu à l’angoisse de la séparation. Cette dialectique originelle s’imprègne dans les tons sépia comme une tache de naissance sur les toiles de la série présentée dans ce recueil.
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Parfois la lutte frappe de plein fouet le sujet de l’expérience esthétique comme dans le tableau La quête VI où deux lions achèvent un buffle. Ailleurs, dans La quête V, trois joueurs de football se disputent la possession du ballon. Ou encore dans Le complexe d’Icare II, où l’on voit Bonnie Parker et Clyde Barrow dans la mise en scène d’un vol à main armée. La menace, la lutte et la mort nous confrontent et c’est bien là ce que souhaite le peintre.

S’arrêter quelques minutes devant l’œuvre et s’interroger sur la scène, la composition, les acteurs, la relation qu’elle induit, l’événement qu’elle évoque ou simplement le désir inconscient de se libérer d’autrui qu’elle titille.

À l’opposé, d’autres toiles réfèrent à une lutte qui n’est pas mise en évidence au premier abord, une lutte plus subtile comme celle des frères Wright ( La quête IV ) ou de Louis Blériot ( La quête I ) qui ont livré leur combat contre les lois de la physique pour faire voler leurs aéronefs. Aussi, les multiples luttes sociales, politiques et personnelles de Lindbergh sont représentées dans Le complexe d’Icare I, ce portrait évocateur qui montre le jeune aviateur las et dubitatif, le regard perdu dans les nuages comme si le ciel était le seul espace dans lequel il pouvait évoluer en toute liberté, sans être jugé. Dans un autre ordre d’idée, on reconnaît le Baron rouge ( La chute de l’ange II ) – le maître des combats aériens pendant la Première Guerre Mondiale – représenté les deux pieds solidement ancrés sur terre en train de caresser la tête d’un danois. La relation du maître et de l’esclave s’inverse. Le chien force le maître des combats aériens à se pencher pour lui caresser la tête. Rapport de force inversé qui anticipe la relation que les dirigeants de l’Allemagne nazie entretiendront avec les créateurs, les intellectuels et les scientifiques. Chacun de ces personnages est un créateur et un combattant célèbre mais oublié. Ils sont à l’origine de l’aviation moderne parce qu’ils ont osé défier l’air comme Icare.

Icare, plein de courage et de témérité, a cependant connu une fin tragique. Il ignore les conseils de son père Dédale – grand inventeur et architecte qui représente dans la mythologie grecque la maîtrise technique du monde. En s’approchant trop près du soleil, la cire qui retient ses ailes fond et il est ainsi précipité dans la mer. Dans le célèbre tableau de Pieter Bruegel l’Ancien, La chute d’Icare, on aperçoit à peine les jambes d’Icare dans la mer pendant que la vie quotidienne suit son cours. Le laboureur continue son dur labeur, le pêcheur attend patiemment que le poisson morde à l’hameçon, un berger garde ses brebis, et les marins s’affairent sur les bateaux qui voguent à l’horizon. Chaque protagoniste semble ignorer la tragédie. Le fils qui tentait de surpasser le père a manqué de sagesse en ignorant les conseils de celui-ci, drame antédiluvien qui n'ébranle plus les personnages représentés dans ce célèbre tableau à l’aube de la modernité.

Cette volonté de s’extirper du giron paternel constitue une lutte originelle qui marque l’histoire de l’Occident: c’est-à-dire le dépassement perpétuel, le progrès, la nécessité que le présent écrase le passé, et ce au risque d’oublier l’histoire, au risque de la répéter. L’évanescence actuelle des images qui s’entrechoquent les unes les autres en laissant les spectateurs complètement indifférents au sens qu’elles dégagent s’apparente au mythe d’Icare. Comment dès lors fixer des événements, des personnages, comment faire un arrêt sur image le temps de réfléchir. Qui sont les acteurs de cette mythologie contemporaine que le peintre tente d’identifier dans sa lutte? Qui seraient les acteurs d’une mythologie contemporaine? C’est la question à laquelle tente de répondre Maltais, mais c’est aussi la question qu’il souhaite que l’on se pose. Il rassemble des lieux, des événements, des personnages qui tendent à s’effacer derrière ce que retient l'Histoire avec un grand H. En ce début de XXIème siècle, la capacité ou la volonté de fixer des images est devenue une tâche ardue. Chaque image médiatique est scrutée, disséquée, travaillée, améliorée, modifiée, découpée, copiée/collée, travestie, etc., et ce afin de manipuler la réalité, ou plutôt sa perception.

Les personnages de Maltais s’éclipsent derrière l’événement évoqué. Blériot et les frères Wright s’effacent derrière le personnage principal de la modernité, le progrès, qui consiste à repousser les frontières toujours plus loin. Le progrès se fonde sur l’ambition du créateur, sur le rêve de dépassement, sur la techné. Le progrès est générateur de sens et réfère au père du progrès, Dédale.

À l’inverse, Charles A. Lindbergh, "l’aigle solitaire", s’apparente davantage à Icare. Ses prises de position antisémites, ses liens avec les leaders nazis, et le repli sur soi qui marque les dernières décennies de sa vie font état de la chute d’un homme que l’ambition pure a détruit. Sa soif de reconnaissance l’a entraîné dans une suite de tragédies personnelles qui démarrent avec l’enlèvement de son bébé par un fou, sa rencontre avec Goering (dont il ressortira avec une médaille honorifique, "la médaille de la honte" selon Roosevelt), son antisémitisme et sa relation extraconjugale secrète. Le complexe d’Icare I évoque à merveille la chute de l’aigle solitaire, cet Icare moderne qui n’a jamais su s’adapter au progrès. Le tableau évoque un retour à l’origine, à l’enfance, une période où les responsabilités sont ignorées et où la liberté du jeu est la seule préoccupation. Le regard de Lindbergh évoque le petit garçon qui regarde voler son modèle réduit rempli de satisfaction et de béatitude.

Le football américain est sans aucun doute un incontournable de la mythologie contemporaine. Ce rituel moderne est une forme de sublimation de la lutte sanglante. Dans ce sport où deux camps s’affrontent afin de s’emparer du ballon, nous revisitons plusieurs des rituels des sociétés primitives-mythiques (rituels saisonniers, rituels guerriers, rituels de fertilité, potlatch, etc.). Ce sport rejoue à chaque match l’un des mythes fondateurs de la société américaine, soit la frontière qui doit être constamment repoussée. Le terrain est subdivisé par vingt et une lignes principales qui composent autant de frontières à franchir afin de remporter la victoire. Dans le tableau de Maltais La quête V, trois joueurs se sont démarqués, mais chacun semble isolé. Au centre, on retrouve le porteur du ballon dans une position défensive qui court vers le devant de la scène. À droite à l'arrière-plan, un autre joueur semble baisser les bras devant l’adversaire qui l’a dépassé. À droite à l'avant-plan, un autre joueur regarde dans la même direction que le porteur du ballon sans se soucier de l’arrêter. Derrière ces deux joueurs qui se trouvent à droite, on tombe dans le flou, dans le brouillard, dans l’indifférenciation. Dans le tableau on ne retrouve aucun repère, les joueurs évoluent dans un espace inconnu, dénué de sens, peut-être à l’image de cette société individualiste.

Dans un autre registre, La quête VI représente la lutte pour la survie, la lutte à l’état pur. Le buffle à l’avant- scène se fait dévorer par des lions affamés. Dans ce combat ultime, une lutte beaucoup plus subtile se déroule, soit celle d’une faune qui se voit surexploitée, une faune qui semble rejouer constamment sa disparition à venir. Ce tableau à l’opposé des joueurs de football représente la nature à l’état brut où les rapports entre les êtres ne sont aucunement sublimés.

L’aménagement urbain est au cœur de la toile intitulée Sur des terres brûlées. Ce paysage de voies ferrées, ce non-lieu organisé et surnaturel évoque le passage, le mouvement constant des êtres et des marchandises. Tous en route pour aller quelque part sans jamais prendre le temps de s’arrêter un moment. Car on arrive pour mieux repartir. La voie ferrée est au cœur du développement de la société américaine. Elle a organisé l’aménagement urbain en fonction des besoins de progrès et de mouvement. Elle a aussi contribué grandement à repousser la frontière, mais en laissant une cicatrice profonde, celle que représente le fossé entre la culture amérindienne et américaine (d’origine européenne). De plus, en marquant son passage dans la ville, la voie ferrée a créé une fracture sociale en séparant les quartiers riches et pauvres.

À cet égard, la pauvreté était le lot de Bonnie et Clyde, ces anti-héros américains qui ont lutté pour se sortir de la misère. Le rêve américain étant hors de portée, ils ont pris les choses en main afin de s’extirper de leur condition et obtenir leur part du gâteau. Dans Le complexe d’Icare II,on voit Bonnie Parker rejouer une scène de braquage avec son comparse Clyde Barrow. La lutte qu’ils entreprennent contre la loi leur sera fatale. Toutefois, leur quête de liberté était plus forte que la peur, à l’image d’Icare.

Peindre est une lutte interne propre à l’égo du peintre, ce qui échappe à une compréhension exhaustive de la part d’autrui. Les tableaux de Maltais ne révèlent qu’une partie infime de cette lutte interne.

Il y a toutefois aussi une lutte qui s’exhibe: la lutte pour donner du sens dans une société où l’éphémère domine les rapports sociaux; une lutte pour représenter des personnages oubliés, des lieux disparus, des combats sociaux relégués aux oubliettes; une lutte contre l’évanescence du temps.

Notre monde contemporain produit sans limites, mais il oublie de laisser une trace durable, une mémoire à contempler.